PARIS HISTORIQUE

Bulletin de l'ASSOCIATION POUR LA
N° 74 - 2e semestre 1996 - Prix 25 F - ISSN 0764 - 454

Aqueducs : Echapperons-nous à cela ?

L'aqueduc gallo-romain, mis à jour avec les travaux de terrassement en juillet 1996 dans la ZAC Alésia-Montsouris, a été coupé pour une voie de service du chantier. L'enlèvement des terres, de part et d'autre au-dessous de son niveau, le met en danger. Les dents de la pelleteuse l'ont outrageusement détérioré. (Photo DR)

 

AQUEDUCS EN PÉRIL

Le point de vue du riverain


Deux aqueducs traversent la zone d'aménagernent concerté Alésia-Montsouris, sur 300 mètres entre l'avenue Reille et la rue d'Alésia. à Paris dans le 14e arrondissement. Ces ouvrages sont un remarquable témoignage sur l'histoire de l'eau à Paris, qui a suscité un important débat. Faut-il conserver seulement un tronçon in situ, suivant l'avis de l'administration, ou bien les préserver entièrement, comme le souhaitent les habitants du quartier et les associations ? Fin octobre la question restait ouverte.
Les riverains demandent la conservation intégrale des deux aqueducs qui sont, avec les carrières, les fondements de l'histoire du quartier. Ils ont manifesté leur désir de diverses façons. Des demandes réitérées pour un classement d'urgence ont été déposées par des associations dont Paris Historique.

Pourquoi les conserver entiers et en place ?

Il existe des milliers de kilornètres d'aqueducs en France. Il est impossible de tout conserver. Ici existe un ensemble unique qui mérite d'être transmis aux générations futures. Ce sont deux ouvrages, de l'époque gallo-romaine et du XVIIe siècle, retrouvés bien conservés l'un à côté de l'autre, proches du réservoir de la Vanne de Belgrand toujours en usage. C'est le témoignage des techniques utilisées pour alimenter en eau Paris, au cours de près de deux millénaires.
L'aqueduc de Lutèce rnesure environ un mètre de large avec une rigole de 0,40 x 0,70 m de haut. Des éléments découverts fortuitement ont permis de préciser un tracé de 16 km depuis Wissous jusqu'aux Thermes près de la Seine. 300 mètres retrouvés dans Paris permettent, pour la Première fois, d'en présenter et conserver en place un ensemble appréciable.
L'aqueduc de Marie de Médicis reprend le même parcours. Il a été constsuit pour alimenter son palais et seize fontaines dans Paris. C'est une galerie solidement maçonnée, voûtée de section 1 x 1,80 rn de haut, avec un cunette. Il est possible d'y circuler pour l'entretien. Des regards, en pierre de taille appareillée, snnt disposés tous les 400 m pour l'accès, la décantation et la ventilation. Il existe depuis Rungis jusqu'au périphérique et alimente encore le lac du parc Montsouris. Cet ensernble est inscrit à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques. Dans Paris, seulement quelques éléments sont conservés et protégés, dont la maison du Fontainier. Les 300 m de galeries sous la ZAC, avec le regard de la Ferme de la Santé qui s'y rattache, constituent un ensemble cohérent à mettre en valeur et à préserver.

Comment les conserver ?

Les aqueducs sont construits enterrés. Le gallo-romain a été retrouvé souvent à fleur de terre et parfois recouvert de dalles, celui du XVII` siècle plus ou rnoins profondément dans le sol.

Un aqueduc, vu sa fonction et sa structure, est un ouvrage qui ne saurait être déplacé. I1 convient de le conserver in situ, le fil d'eau à son niveau. La conservation n'impose pas une interdiction de construire. I.es massifs de fondation des immeubles peuvent être conçus enjambant les maçonneries de l'aqueduc et des sous-sols améngés de part et d'autre.
La mise en valeur par une présentation souterraine paraît être la solution à retenir. Cela permet de ne rien laisser voir en surface si ce n'est l'édicule coiffant le regard, lui donnant accès et signalant la présence de l'aqueduc. L'aménagement d'une crypte arcliéologique pour des groupes accompagnés est à envisager. L'aqueduc de Lutèce doit être présenté en place, tel qu'il est, et non par des segments prélevés et exposés hors contexte. Fragile, il craint le froid et l'humidité ce qui nécessite un lieu fermé. II est exclu de laisser pénétrer les visiteurs dans le regard et les galeries de l'aqueduc de Marie de Médicis. Leur accès doit être réservé pour le seul entretien. Un dispositif doit permettre d'en apercevoir l'intérieur. Enterrés, les deux aqueducs peuvent être conservés encore très longtemps sans charge notoire pour la collectivité.
Dans le projet actuel, les aqueducs passent au travers de bâtiments. La poursuite des travaux conduit à leur destruction. II convient que l'aménageur revoie ses plans et prévoie des constructions tenant compte de leurs tracés et niveaux. La proposition de Jean Tiberi, maire de Paris, d'une conservation au droit du seul jardin permet de ne pas stopper le chantier. Elle semble assurer la préservation du regard et des amorces de galeries situées au droit du square. Il n'en est rien. Vu les niveaux du projet, leurs masses se trouvent entièrement dégagées, à l'air libre, au-dessus du terre-plein. 50 m de l'aqueduc de Lutèce sont conservés enterrés à faible profondeur. Il est envisagé de mettre au concours une mise en scène pour présenter ces vestiges dérisoires. Peut-on procéder à une telle mutilation et recourir à une reconstitution alors qu'il est possible de présenter les aqueducs tels qu'ils sont ? L'aménageur connaissait parfaitement les tracés et niveaux des deux aqueducs. Délibérément, et malheureusement avec la complicité de ceux qui avaient la charge de le contrôler, il les a ignorés.
Ces vestiges sont une servitude qui n'affecte qu'une partie des terrains. Il est possible de construire sur des plates-formes à des niveaux décalés, suivant une pratique courante dans l'aménagement urbain. Les projets de bâtiments ne sont pas arrêtés et aucun permis de construire n'est accordé. Le bon sens commande de demander un nouveau projet intégrant l'histoire aux décisions présentes.

Maurice SILVY


Le point de vu de l'Association

L'article de M. Silvy, habitant du 14e arrondissement et riverain de la ZAC, montre à quel point le dossier est complexe. Avec de nombreuses autres associations (SOS Paris, SPPEF, Paris Oxygène, l' OCRA et quelques associations de quartier), Paris historique a, au moment de l'enquête publique, fait connaître l'existence, loin d'être secrète, de ces deux aqueducs (gallo-romain et Médicis). La société d'aménagement de cette ZAC (SADM, filiale de la RATP) n'a, quant à elle
jamais voulu en tenir compte et voudrait aujourd'hui faire croire que nos associations font de la contre-information et ont pour seul but d'empêcher la construction de logements sociaux. Telle n'est justement pas notre intention, notre seule exigence est de conserver intégralement in situ ces aqueducs.
Il est vrai que, si la SADM avait mis au jour ces deux témoins de l'histoire millénaire de l'alimentation en eau de Paris par hasard, sans que personne ne l'ait avertie auparavant, notre position aurait été plus souple. Or, dès le début dans l'étude d'impact, la SADM refusa de tenir compte de la présence connue et vérifiée de ces deux ouvrages ; aucun autre projet ne fut non plus proposé en fonction de ces deux ouvrages d'art. Elle tente avec mauvaise foi de nous mettre devant le fait accompli en coupant par quatre fois les deux conduites.
Conciliant devant ces mutilations, le service d'archéologie de l'État refuse d'une part de considérer l'aqueduc Médicis classé ou mis à l'inventaire partout ailleurs, comme un vestige archéologique car d'origine trop récente (!) ; il affirme d'autre part qu'un prélèvemeiit de deux mètres et quelques photographies du seul aqueduc gallo-romain sont largement suffisants. Le reste des tronçons, bien entendu, est laissé à la "destruction discrétionnaire" du promoteur.
Que penseront nos enfants, archéologues pour certains d'entre eux, de cet acte de vandalisme ? Eux aussi ont d'ores et déjà le droit de voir et d'étudier le site. Voilà 1800 ans pour le gallo-romain et 350 ans pour le Médicis, que ces aqueducs existent. Déjà en 1620, les entrepreneurs avaient respecté le gallo-romain pour construire le Médicis. Pourquoi donc devrions-nous tolérer, en 1996, leur destruction au nom d'une autorité scientifique contestable, même si le ministre de 1a Culture soutient cette doctrine et cette seule doctrine. Le patrimoine est affaire de conscience et de coeur ; il appartient à toutes les générations et surtout pas à certains scientifiques ; à l'esprit étroit et dogmatique. Toutes les époques revendiquent la propriété du patrimoine. Chacune d'elles ne peut en avoir que l'usufruit.
Depuis le mois de juin, cette affaire des aqueducs a occupé beaucoup de notre temps. Si, pendant le mois d'août, il a fallu rester sur nos gardes pour empêcher les coups de pelleteuses malencontseuses (!), à la veille des Journées du Patrimoine nous pensions que la "lutte" était perdue. Mais c'était sans compter sur l'intervention télévisée d'un jeune riverain pendant l'émission de J.M. Cavada, qui avait fait la sourde oreille à notre demande d'invitation officielle. Le ministre qui fut étonné à l'époque, avait affirmé devant des millions de téléspectateurs, qu'il nous recevrait. Nous attendons toujours le rendez-vous !
Par contre, les riverains et les Parisiens ont, quant à eux, répondu largement à nos appels, en envoyant tout d'abord au ministre de la Culture la lettre pétition que nous avons fait imprimer (plus de 10 000 ont été distribuées) et en venant très nombreux (plus de 200 personnes) à la réunion publique que nous avons organisée le 24 octobre dernier dans le 14e arrondissement.
Finalement seul le maire de Paris a pris véritablement ce massacre au sérieux en demandant que ces aqueducs soient conservés au maximum et mis en valeur. Il a délégué pour cela Michel Fleury, vice-président de la Commission du Vieux-Paris et "inventeur" du Louvre Philippe Auguste.
Avec notre association, il participe à des réunions de concertation à la SADM, depuis octobre. Mais à l'ordre du jour ne figure la mise en valeur que de quelques mètres d'aqueducs sur 300 (au niveau du futur square et de la galerie RER) ! L'aménageur ne veut pas entendre parler du reste et refuse de consigner nos interventions au procès-verbal. Pourtant nous ne lâcherons pas prise, nous voulons la conservation intégrale et refuserons d'être la caution de cette destruction programmée dès le départ.
Deux solutions sont possibles : soit la SADM nous propose un autre projet tenant compte des aqueducs, soit on garde le projet dans son état actuel mais en y incluant les propositions de Michel Fleury, à savoir des cryptes ou des galeries d'accès dans les inmeubles où passent les deux aqueducs. Un exemple percutant existe aujourd'hui à Cologne (RFA) où, en plein centre ville, lors de la construction du nouvel Hôtel de ville, après-guerre, on a mis au jour 600 mètres d'aqueduc romain qui sont actuellement entièrement mis en valeur et visibles pour le public. Les Allemands n'ont pas une minute hésité à modifier leur projet au profit de ces vestiges.
Avons-nous des leçons à recevoir de nos voisins ? La France est pourtant la première destination touristique au monde du fait de son patrimoine immense et varié. En avons-nous trop, au point de vouloir le sacrifier à l'argent et aux promotions immobilières éphémères ?
L'histoire, l'architecture, les témoins et les vestiges des époques antérieures sont, quant à eux, sans prix et doivent rester notre priorité.
Cette priorité, pourtant, semble acquise pour la plupart d'entre nous, or des scandales, comme celui qui nous intéresse aujourd'hui, existent encore et font toujours la une des journaux. II est grand temps que l'État, les collectivités locales, les professionnels et les associations réfléchissent et débattent de ce sujet. Il faut que le patrimoine demeure effectivement prioritaire et soit aussi un véritable atout. Il ne doit plus s'effacer ou disparaître devant les profits dont bénéficient quelques initiés, quelques vandales.

La réponse à la question posée dans le titre appartient donc à la SADM. Nous restons confiants...

Pierre HOUSIEAUX

 


Dossier de presse