Archeologia N°330 - janvier 1997

Les informations publies dans Archéologia n°328 de novembre 1996 ont suscité des prises de position de responsables politiques en faveur de la conservation des aqueducs, une réponse du ministre de la Culture qui persiste dans son intention de les laisser détruire et une fort intéressante mise au point d'un professeur de droit public sur la situation juridique des acqueducs.


DES RESPONSABLES POLITIQUES POUR LA CONSERVATION

· Pierre-Christian Taittinger, ancien ministre, maire du 16e arrondissement :
"j'ai pris connaissance avec le plus grand intérêt du n°328 d'Archéologia dans lequel est publiée l'étude du dossier concernant l'aqueduc romain de Lutèce et l'aqueduc Marie de Médicis.
Vous pouvez être assuré que j'apporterai dans le cadre des débats au Conseil de Paris mon plein appui à ce projet".

· Jean-Yves Autexier, député suppléant, conseiller de Paris, conseiller du 20e arrondissement :
"Je puis vous assurer de ma détermination à agir pour garantir leur sauvegarde. La commission du Vieux Paris, dont je suis membre, est intervenue vigoureusement en ce sens et son vice-président, le professeur Michel Fleury a usé de toute son influence. Le Maire de Paris a fait connaître son intention de conserver 1a majeure partie des vestiges.
Le groupe politique auquel j'appartiens (groupe du Mouvement des Citoyens) s'est prononcé en ce sens, et la désinvolture du ministère paraît en voie d'être écartée. Pour avoir mené plusieurs fouilles archéologiques dans le passé, dont Archéologia voulut bien rendre compte je suis particulièrement sensible à cette exigence. Et les citoyens me paraissent devenir de plus en plus vigilants et parfois meilleurs gardiens du patrimoine que ceux dont c'est la charge...".

· Claude Estier, président du groupe socialiste, conseiller de Paris :
"Il va de soi que je soutiendrai en tant qu'élu parisien les actions qui seront menées pour sauvegarder les aqueducs mis au jour dans le 13e arrondissement".

· Pierre Castagnou, vice-président du groupe socialiste, conseiller de Paris (14e arrondissement) :
"Comme vous, je suis très partisan de la sauvegarde et de la mise en valeur in situ de l'intégralité de ces vestiges importants au plan tant scientifique que culturel. J'ai d'ailleurs publiquement déploré qu'ils aient été scandaleusement endommagés
par l'aménageur du site Alésia-Montsouris.
Je tiens également à vous faire savoir qu'au nom des élus socialistes de Paris et du 14e, je suis intervenu à plusieurs reprises tant auprès du Maire de la capitale que du ministre de la Culture pour leur demander de suivre l'avis de la commission du Vieux Paris favorable au classement des aqueducs. Vous trouverez ci-joint copie de ces interventions et des réponses qui m'ont été faites. Soyez assuré de mon extrême vigilance et de ma totale détermination".

· Pierre Castagnou à Jean Tibéri :
"Monsieur le Maire,
Les deux aqueducs de Lutèce et de Maris de Médicis qui traversent, sur 300 m, le site de la ZAC Alésia-Montsouris dans le 14e arrondissement sont, comme vous le savez, gravement menacés. Or, ces deux ouvrages présentent, sans nul doute, un intérêt majeur pour l'histoire et la mémoire de Paris. La commission du Vieux Paris, que vous présidez, s'est d'ailleurs prononcée en avril dernier unanimement pour leur protection au titre des monuments historiques et a souhaité leur classement en tant que procédé le plus efficace de protection. La conservation intégrale de ces vestiges est souhaitée par beaucoup, habitants et associations.
Lors des récents débats du Conseil de Paris sur l'urbanisme et la Culture, vous avez déclaré que "l'urbanisme doit pleinement intégrer le souci de protection et de mise en valeur du patrimoine" et qu'il fallait "tenir compte à l'avenir des décisions de la commission du Vieux Paris" . Vous avez également rappelé votre souci de "développer un dialogue réel avec les associations et les habitants sur certains thèmes essentiels tels que le patrimoine".
C'est pourquoi, une décision devant étre prise d'urgence, je vous demande de bien vouloir saisir M. le ministre de la Culture en vue du classement de ces deux aqueducs".

· Pierre Costagnou à Philippe Douste-Blazy :
"Monsieur le Ministre,
Les deux aqueducs de Lutèce et de Marie de Médicis qui traversent, sur 300 m, le site de la ZAC Alésia-Montsouris dans le 14e arrondissement sont, comme vous le savez, gravement menacés. Or ces deux ouvrages présentent un intérêt historique et culturel majeur.
La commission du Vieux Paris s'est d'ailleurs prononcée en avril dernier unanimement pour leur protection au titre des monuments historiques et a souhaité leur classement en tant que procédé le plus efficace de protection. La conservation intégrale de ces vestiges est souhaitée par beaucoup, habitants et associations.
Au nom des élus socialistes et apparentés du Conseil de Paris et en tant qu'élu du 14e arrondissement, j'ai l'honneur de vous informer que je viens de demander à Monsieur le Maire de Paris d'intervenir auprès de vous en vue du classement de ces deux aqueducs.
Une telle décision contribuerait à la mise en valeur du patrimoine de la Capitale, à laquelle je vous sais particulièrement attaché" .

REPONSE DU MINISTRE A CONTRE-COURANT

· Réponse adressée à Monsieur Pierre Castagnou :

"Monsieur le Conseiller,
Vous avez bien voulu appeler mon attention sur votre souhait de voir protéger d'urgence au titre des monuments historiques les vestiges de deux aqueducs mis au jour sur le site de la zone d'aménagement concerté Alésia-Montsouris à Paris.
La prise en compte du patrimoine archéologique dans les travaux affectant le sous-sol, qui a d'ailleurs été notablement améliorée au cours des dernières années, ne saurait conduire à la conservation systématique des vestiges mis au jour, sauf à figer à peu près complètement la quasi totalité des établissements humains, en ville ou hors des villes.
Dans le cas d'espèce, l'étude archéologique des vestiges des deux aqueducs auxquels vous vous intéressez a permis d'en acquérir une connaissance complète. Une mesure de protection intégrale au titre des monuments historiques serait d'autant moins utile que l'aménageur a accepté de conserver et de présenter des témoignages significatifs de ces deux ouvrages. Ces perspectives me paraissent satisfaisantes et mériter d'être soutenues".


UNE QUESTION JURIDIQUE INATTENDUE

· Voici le courrier reçu de Monsieur Bouscau :

"Lecteur habituel d'Archéologia et des Dossiers d'Archéologie, j'ai vivement apprécié les articles que votre revue a consacrés aux aqueducs qui se trouvent sur le terrain de la ZAC Alésia-Montsouris.
Je vous prie de trouver ci-joint copie d'un courrier que j'adresse à Monsieur le ministre de la Culture à ce sujet (selon moi, l'aqueduc de Marie de Médicis appartient toujours à l'État, et la Ville de Paris ne peut - normalement - en
disposer)".

"Monsieur le Ministre,
Avocat de l'A.D.E.R.A.S.A., association de quartier qui conteste la création de la ZAC Alésia-Montsouris, et aussi habitant du 14e arrondissement et professeur des facultés de Droit, j'ai l'honneur de m'adresser à vous au sujet des aqueducs qui se trouvent sur le site de cette ZAC et qui sont menacés par les projets de construction.
En effet, un élément fondamental de la discussion me semble avoir été omis. L'aqueduc que la reine Marie de Médicis a fait construire, n'appartient pas à la Ville de Paris - qui n'a donc pu en disposer en même temps que de son terrain - pu en disposer en même temps que de son terrain - et est juridiquement hors de la portée de l'aménageur En effet, un ouvrage destiné à alimenter en eau un palais royal - devenu national - ainsi qu'une partie de la population parisienne, est un ouvrage public inaliénable (édit de Moulins de 1566, toujours en vigueur) et imprescriptible, sauf déclassement (qui n'a pas eu lieu en l'espèce).
Donc, et en dehors même de toutes procédures souhaitables de classement au plan artistique ou monumental, l'aqueduc de Médicis appartient d'ores et déjà à l'État, qui doit le protéger Je ne voudrais pas, si une destruction était opérée, que l'ignorance de cette situation puisse être alléguée par quiconque.
Par analogie, l'aqueduc romain, qui, lui, apportait de l'eau aux thermes, et qui, en son temps bénéficiait d'un statut juridique comparable, devrait se voir appliquer la même protection, en sus de celle que son âge vénérable et son excellent état de conservation devraient lui assurer de la part de vos services.
Sans vouloir me substituer à vos propres lumières et à vos conseils, je pense qu'une intervention de l'État, et notamment de votre ministère, dans la procédure administrative aux côtés des adversaires de la ZAC aurait été normale, compte tenu de l'élément de son patrimoine qui est menacé (ainsi la SADM, société d'aménagement, a-t-elle pratiqué une brèche de 5,50 m dans l'aqueduc romain pour faire passer ses camions ! ).
La conservation des aqueducs sur place est possible. Ainsi, comme vous le savez sans doute, il existe en Allemagne, à Cologne, en plein centre ville, un aqueduc romain de trois cents mètres.
Je joins à la présente une note juridique qui détaille mon argumentation.
J'attire enfin l'attention du Pyrénéen que vous êtes sur le fait que la décision de construire l'aqueduc de Médicis a été prise par le roi Henri IV. II serait regrettable que les historiens aient à déplorer la présence d'un compatriote du Béarnais parmi les responsables de sa destruction".

Note juridique concernant les aqueducs situés sur le terrain de la ZAC lésia-Montsouris à Paris 14e

I. L'aqveduc de Marie de Médicis
Cet aqueduc a été édifié au XVIIe siècle afin d'alimenter en eau le palais du Luxembourg.
Le palais, qui faisait partie du domaine royal, appartient toujours au domaine public de l'État. Or l'inaliénabilité du domaine public a été réaffirmée par l'édit de Moulins de février 1566, toujours en vigueur (codes de lois, T.I, p.1 ). Elle est complétée par l'imprescribilité ("Qui a mangé l'oie du Roi cent ans plus tard en rend la plume"). Dès lors, les parties subsistantes de l'aqueduc (construit par l'État après 1566), qui se trouvent sur le terrain de la ZAC Alésia-Montsouris, constituent toujours un ouvrage public protégé par le même statut que le domaine public. La qualité d'ouvrage public d'un bien interdit à tous, et notamment aux particuliers (ou personnes morales) propriétaires du terrain - en l'espèce la Ville de Paris - où se trouve un tel ouvrage, de le détruire ("ouvrage mal planté ne se détruit pas"). L'aménageur - la société SADM - n'a donc actuellement aucun droit sur l'ouvrage.
Il serait vain d'opposer le fait que ledit aqueduc, ne transportant plus d'eau, n'est plus en usage depuis des lustres. Seule compte l'affectation juridique de l'ouvrage public pour savoir s'il reste ou non protégé (ainsi a-t-il été jugé qu'un chemin envahi par un cours d'eau dépendait toujours du régime de la voirie, fauted'acte de désaffectation !). L.a jurisprudence exclut la désaffectation de fait, comme le montrent des cas où l'Etat, resté silencieux plus d'un siècle en face de l'usurpaûon de parcelles domaniales, les a victorieusement revendiquées par la suite.
Les aménageurs de la ZAC pourraient sans doufe tenter d'obtenir une désaffectation formelle, afin de pouvoir ensuite procéder à la destruction partielle ou totale de l'ouvrage. Cependant cette décision serait manifestement inspirée par un parti-pris étranger â l'aménagement rationnel du quartier. Le 14e arrondissement manque de monuments et celui dont il est question est de première grandeur (plusieurs centaines de mètres) et de première importance (il s'agit de canalisations en belle pierre). Sa destruction serait manifestement un abus de pouvoir, et serait annulable de ce fait.

II. L'aqueduc romain de Lutèce
Un sort peu enviable semble également réservé à cet aqueduc, pourtant lié aux origines de la cité parisienne. Dans un premier temps, par convention passée avec le service de l'archéologie avant les fouilles, l'aménageur avait obtenu que, dans le meilleur des cas, seul un tronçon de deux mètres (sic ! ) serait conservé. Il y avait quelque légèreté pour un service de l'État à prétendre se décharger contractuellement de ses prérogatives légales en prégujeant du sort d'un vestige antique qui n'avait même pas été découvert. Depuis lors, et en raison du mouvement de protestation que ce vandalisme programmé a suscité, l'aménageur procède avec davantage de prudence, mais les projets de démolition, d'enfouissement défensif ou de reconstruction hors du site vont bon train. Il s'est d'ailleurs cru autorisé à détruire d'ores et déjà cinq mètres et demi de canalisations en août 1996 pour faire passer ses camions.
II convient de se demander si la notion d'ouvrage public n'est pas applicable ici aussi. Il est sûr que les Romains admettaient l'existence de choses hors du commerce, inaliénables et imprescriptibles, parmi lesquelles les choses publiques (Digeste, I, VIII, De divisione rerum et qualitatæ), c'est-à-dire appartenant au peuple ( res publicæ) et les choses appartenant à des collectivités comme les cités ( res universitatis). Vu ses dimensions et son rattachement au service des thermes de Cluny, l'ouvrage entre dans ces catégories.
Sans contester le fait que la "domanialité" à l'époque romaine ne saurait impliquer nécessairement la domanialité moderne, il convient d'observer que le royaume franc a hérité des biens domaniaux romains. Faute d'attribution expresse du bien depuis lors, il est permis de penser que celui-ci était encore domanial en 1566 et depuis lors. D'ailleurs la date de fin de l'utilisation publique de cet aqueduc est discutée.

Conclusion
Il convient d'observer que la conservation totale des ouvrages, qui est possible et souhaitable - il n'y a aucune raison de se contenter de la conservation, après déplacement, d"'une partie des segments des aqueducs" - ne suffit pas à rendre inutilisable en totalité le terrain où se trouve ledit ouvrage, et qui fait l'objet de la ZAC Alésia-Montsouris. Néanmoins, sa présence suffit à frapper de caducité les études et documents de préparation de la ZAC, et notamment le rapport du commissaire-enquêteur, qui, malgré des courriers d'habitants et d'associations se référant à cette présence, et une abondante littérature historique, ne s'y sont pas intéressés. Au surplus, le projet ne paraît plus pouvoir être réalisé sans adaptation, ce qui pose certains problèmes juridiques et ne saurait se traduire par des constructions plus hautes ou de nouvelles nuisances.

Paris, le 20 novembre 1996.


Dossier de presse