DANS LES CARRIERES
C'est dans la région de l'Aisne, où l'ennemi s'est accroché depuis des mois aux falaises rocheuses. Nos troupes lui ont pris, bon gré
mal gré, ses méthodes et sa tactique de taupe. En face de lui, autant et mieux que lui, elles se sont adaptées à l'étrange
vie souterraine des troglodytes.
... Guidés par le capitaine R.:., nous suivons, sous le triste ciel gris,
un petit sentier, à flanc de coteau, parmi les tombes. La pente est roide.
Un village en ruines semble trés bas, sous nos pieds. Un tournant brusque,
et voici qu'une gueule sombre s'ouvre devant nous, dans un chaos de blocs de
pierre... La grande carrière est là. Elle a vomi la horde allemande
qui s'était réfugiée en elle, aux jours de la retraite
de septembre. Des combats acharnés l'ont délivrée et elle
abrite maintenant deux compagnies d'infanterie françaises... Malgré
tous leurs efforts, les Allemands n'ont pu regagner de terrain, de ce côté
de Soissons.
Déjà la nuit monte de la vallée et la bouche de la caverne,
toute noire, donne l'idée d'épaisses ténèbres intérieures.
Mais après que, dans un murmure, l'officier a donné le mot à
la sentinelle, dès nos premiers pas sous la voûte, nous percevons
une vague lueur rougeoyante. Comme dans les catacombes romaines, des galeries
s'ouvrent ; l'allée principale se ramifie en couloirs irréguliers
qui descendent jusqu'aux salles profondes. Un bruit de voix confuses se fait
plus distinct. Nous approchons.
Voici, à notre droite, une mauvaise porte à loquet qui ferme le
<< cercle >> des officiers, espèce de grotte où l'on mange,
où l'on dort, où l'on travaille, où l'on cause. L'immobilier
sommaire : une longue table qui sert à tout, qui supporte également
les papiers du << rapport >>, les assiettes et les ustensiles du barbier.
Un poêle dans un coin, devant une fenêtre à châssis.
Au fond, surmontant des gradins irréguliers, une vaste niche-dortoir
bien garnie de paille. Le capitaine a les privilèges de son grade : il
possède un matelas, ce sybarite!... Le premier lieutenant doit se contenter
d'un sommier. Les autres officiers s'allongent sur des peaux de moutons. Et
chacun est satisfait de son lot.
A gauche, la cambuse des fourriers, où le téléphone est
comme la pointe du nerf sensible qui relie le cantonnement à la brigade
et transmet la pensée du chef. Les sous-officiers peuvent se chauffer
voluptueusement devant une large cheminée qu'un feu de bois vert emplit
de flammes joyeuses et d'âcre fumée. Dehors, la carrière
porte la marque noirâtre de cette haleine chaude qu'elle exhale nuit et
jour. Dedans, il fait tiède, il fait bon. Si, parfois, la fumée
<< refoule >> et pique les yeux, c'est que la cheminée ignore les
ramoneurs. Les raffinements de la civilisation sont inconnus chez les troglodytes
de l'Aisne, et croyez qu'ils s'en passent fort bien. Un abri sec, de la paille,
quelques meubles, du feu, c'est la grand luxe pour ceux qui reviennent des tranchées.
A l'issue d'un couloir, soudain, apparaît une des grandes salles. Sur
la paille, abondamment jetée, des hommes reposent déjà...
C'est la compagnie qui a veillé et combattu dans les tranchées
de première ligne. Les soldats ont sombré dans le sommeil comme
des enfants fatigués.
D'autres jouent aux cartes. Des bougies piquées ça et là
éclairent leurs visages naïfs et rudes. Quelques uns, profitant
d'un rai de lumière, écrivent, ayant leur sac pour pupitre, sur
les genoux. La petite flamme jaune oscille et, contre les toiles tendues, qui
séparent les chambrées les ombres s'allongent démesurément.
Vision fantastique, tableau où les noirs, les clairs-obscurs et les lumières
semblent composés par le génie attentif d'un Rembrandt figures
accentuées frappées d'un reflet aux saillies, corps vagues allongés
dans la pénombre ; fugitifs éclairs sur les canons des fusils
et la rondeur des gamelles... Ici, par l'arrangement heureux par l'intensité
de l'expression, par le mystère même qui enveloppe les formes et
les âmes, la réalité atteint à la perfection de l'art.
JULIEN TINAYRE