L'ILLUSTRATION


Prix du Numéro : 75 centimes SAMEDI 13 JUILLET 1889 47e Année. - N°242

LA CATASTROPHE MINIERE DU 3 JUILLET

LA CATASTROPHE DE SAINT-ÉTIENNE

En moins de quinze ans, trois épouvantables catastrophes se sont produites dans le bassin houiller de la Loire, l'un des plus importants du centre de la France. En 1876, deux cent quatre-vingts mineurs trouvaient la mort au fond du puits Jabin, appartenant à la Société anonyme des houilléres de Saint-Etienne. Dix ans plus tard, c'était dans les galeries du puits Chatelus qu'éclatait un formidable coup de grisou ; résultat : une centaine de victimes. Enfin, le 3 juillet dernier, la Société des houillères de Saint-Etienne voyait de nouveau ses magnifiques installations souterraines en partie détruites par ce même grisou, ce gaz terrible, que la houille souffle comme une haleine mortelle dans les entrailles de la terre, et que l'imprudence d'un mineur suffit à transformer en un formidable agent de destruction. Résultats : deux cent dix-sept ouvriers tués et cinquante blessés ; quatre millions de pertes pour une Compagnie qui, depuis dix ans, s'ingéniait à faire une merveille de son exploitation, et s'employait par dessus tout à améliorer la condition de ses ouvriers.

C'est à deux kilométres de Saint-Etienne dans la pittoresque vallée de Méons, que se trouve la concession de la Société sinistrée. Le puits Verpilleux est situé tout au fond de la vallée. Le 3 juillet, à la première heure, cent cinquante-sept mineurs étaient descendus dans la mine par le puits Verpilleux, cinquante par le puits Saint-Louis, le plus rapproché de la ville, sept par le puits Jabin, et trois ou quatre seulement par le puits du Bardo : les galeries de ces quatre puits communiquent entre elles sur plusieurs points souterrains, et leur aérage est commun.

Nos lecteurs n'attendent pas que nous recommencions ici le récit d'une catastrophe que tous les journaux ont donné dans ses moindres détails. Mais nous avons tenu à nous rendre nous-mêmes sur les lieux, et à descendre dans les mines, afin de donner une impression bien sincère et bien exacte des scènes que notre dessinateur, M. de Haenen, interprétait de son côté.

On sait que dans toute mine incendiée ou inondée, comme l'était celle de Verpilleux, le premier soin à prendre consiste à établir des barrages destinés non seulement à arrêter le progrés de l'eau et du feu, mais aussi à atténuer l'intensité du courant d'air qui ne pourrait que propager l'incendie, C'est ce premier travail préparatoire, ce prologue, pour ainsi dire, de tout sauvetage, que reproduit notre gravure de première page.

Dans le fond d'une des galeries du puits Saint-Louis, à la lueur des lampes, des ouvriers travaillent à la construction de barrages. Ces barrages se composent d'un rempart de terre glaise derriére lequel on construit une solide muraille de maçonnerie de plusieurs métres d'épaisseur. Préalablement, les ouvriers ont tendu dans toute la largeur de la galerie un store de toile destiné à les protéger dans leur travail. Ce store forme un obstacle provisoire au courant d'air et à l'incendie.


La Catastrophe de SAINT-ETIENNE. – Construction des barrages dans les galeries de la mine Saint-Louis, après l'explosion. – Dessin d'après nature de l'envoyé spécial de "l'Illustration", M. de Haenen
Notre gravure nous montre, prenant sa part, lui aussi, des travaux de sauvetage, un malheureux cheval blanc, qui, à peine échappé à la mort, reprend sa misérable existence. La galerie où nous sommes en contenait soixante-cinq ; quatre seulement ont survécu. Trois sont incapables actuellement d'aucun travail ; lui seul a résisté bravement.

Jusqu'au matin, tout le monde travaille avec une activité fiévreuse. Quatre barrages ont ainsi été établis pendant la nuit.

Le samedi, nous sommes redescendus une seconde fois dans la mine et là nous avons pu voir un spectacle absolument terrifiant, et dont notre seconde gravure peut donner une idée. Conduit par M.Villiers, directeur, et M. Perrin, ingénieur de la compagnie, nous avons pu arriver, en remontant le plan incliné, jusqu'au second éboulement dans l'épaisseur duquel les ouvriers avaient pratiqué une large ouverture, après avoir complétement relevé le premier. Nous avons pu voir, à la vacillante clarté notre lampe, la chambre de taille où sont amoncelés les cadavres des mineurs frappés par le grisou. Le spectacle est horrible et les émanations putrides de ces corps tuméfiés, aux lèvres gonflées d'une horrible écume, en pleine décomposition enfin, feraient reculer les plus intrépides.
La Catastrophe de SAINT-ETIENNE. – Découverte des premiers cadavres. – Dessin d'après nature de notre envoyé spécial.

Tout d'abord, c'est une benne à moitié renversée sur le côté ; sur cette benne, un cadavre noirci, tordu, grimaçant : c'est celui de Touilleux, ce mineur que son fils a tenté d'arracher à la mort en le chargeant sur une benne, pour le rouler ensuite jusqu'au puits, et le remonter au jour. Un éboulement s'est produit derriére ce filial sauveteur; le jeune Touilleux a été frappé à son tour par le grisou; son cadavre est là, près de la benne renversée. Plus loin, dans la demi-clarté produite par nos lampes, on distingue des choses informes ayant des attitudes bizarres ; on dirait des troncs d'arbres noircis auxquels sont restées quelques maîtresses branches : ce sont des cadavres dont les jambes sont écartées et les bras levés vers le ciel. Derrière la muraille qui forme dans le fond tout un troisième éboulement, sont les galeries du puits Verpilleux : là cent cinquante cadavres sont entassés...

Dimanche, tous ces éboulements ont été complètement relevés, et l'on s'est immédiatement occupé d'enlever les corps. A cet effet, la Compagnie a fait fabriquer de grandes caisses en bois blanc qui ont été descendues dans la mine.


La Catastrophe de SAINT-ETIENNE. — Vue générale de l'exploitation de la Société des Houillières de Saint-Etienne, — L'enterrement des victimes. — Dessin d'après nature par M. de Haenen, envoyé spécial de "l'Illustration".
Enfin, notre grand dessin de double page est consacré aux funérailles solennelles des seize premières victimes dont les cercueils avaient été déposés sous un hangar de l'hôpital du Soleil.

Le vendredi, à quatre heures, les bières les sont amenées dans la cour de l'hôpital et déposées sur des brancards confectionnés à la hâte ; chacune d'elles est voilée d'un drap noir auquel est épinglée une petite étiquette portant le nom de la victime. Les familles ne tardent pas à venir chacune autour de son mort ; les camarades des défunts déposent sur le cercueil de superbes couronnes en feuillages. La cour de l'hôpital est trop étroite pour contenir la foule des parents et des amis, foule silencieuse et recueillie s'il en fut. Les hommes regardent fixement la terre, pensant sans doute à ceux qui sont encore là-bas, dans la mine ; les femmes et les enfants sanglotent.

Après une troublante allocution du ministre des travaux publics, Mgr Foulon, mitre en tête et crosse en main, procède à la levée des corps. Le cortége se met alors en marche dans l'ordre suivant : La musique du 36e de ligne, qui joue une marche funébre, les pompiers de Saint-Etienne, le syndicat des mineurs, précédé de son drapeau voilé de noir ; puis les seize cercueils que les camarades des victimes portent sur leurs épaules. Viennent ensuite : Le commandant Cordier, représentant le président de la République ; MM. Constans, Yves Guyot, Gastié, préfet de la Loire ; Girodet, maire de Saint-Etienne ; les députés et les sénateurs de la Loire, les généraux Genetat et Carry, les officiers des régiments casernés à Saint-Etienne; puis la foule, qu'on peut évaluer à 30,000 personnes.

Pour se rendre à l'église du Soleil, le cortège traverse le jardin de l'hôpital. Les seize cercueils entourés de cierges sont alignés deux à deux dans la nef du temple, tendu de haut en bas de draperies noires. Au cours de la cérémonie religieuse, Mgr Foulon monte en chaire pour remercier le président de la République de la part qu'il a prise au deuil de la vieille cité stéphanoise et adresse des paroles de consolation et d'encouragement aux familles éprouvées par la catastrophe.

Le cimetiére du Soleil, que l'on voit au premier plan de notre gravure, est situé non loin de l'église ; il se trouve immédiatement derrière les constructions du puits Saint-Louis, dont il n'est séparé que par un simple mur.

C'est au pied même de ce mur, à dix pas de la mine, qu'a été creusée la longue tranchée destinée à recevoir les restes des infortunés mineurs. De la nécropole, on domine toute la vallée du Méons, toute hérissée de hautes cheminées de briques en face celle du puits Saint-Louis; à gauche celle de Verpilleux; à droite celle du Bardo ; au fond se dressent celles des puits Mars, des Flaches, etc.

Un grand nombre de curieux sont juchés sur la crête du mur du cimetière, dans lequel le cortège vient de faire son entrée. Les cercueils sont déposés sur le sol, au rond-point, dont le centre est occupé par la grande croix de la métropole. Malgré l'escadron de dragons et des troupes d'infanterie qui en gardent la porte, le cimetiére est bientôt envahi par la foule. La cérémonie officielle est courte ; les autorités stéphanoises se groupent autour des ministres, et M. Girodet, maire de Saint-Etienne, adresse, en un langage élevé, un dernier adieu aux infortunées victimes du travail et du devoir qui, par une ironie cruelle, vont dormir leur éternel sommeil à deux pas de la mine qui les a tués.

C'est la victime enterrée à côté de son meurtrier.

 


L. MARC, Directeur-Gérant


Imprimerie de l'Illustration, L. Marc,
13, rue Saint-Georges, Paris.

 


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